Sadika Keskes, souffle l’exception

Aussi loin que ses impressions d’enfance remontent, Sadika Keskes se souvient d’une période libre, heureuse et créative dans une famille d’artistes et d’artisans. Être une femme n’a jamais été un frein à son rêve de devenir artiste, bien au contraire. Enfant, elle a grandi dans un entourage féminin très artistique : sa mère et ses tantes étaient des dessinatrices ou des femmes-artisans et toutes sans exception l’ont encouragée à suivre sa vocation.
C’est un souvenir d’enfance intime qui détermina sa pratique artistique et le choix du verre soufflé :  petite fille, les histoires de sa mère lui décrivant les flacons de parfum en verres colorés de son trousseau de mariage la fascinaient. Ces fioles colorées constituent encore aujourd’hui sa principale source d’inspiration. 

Après des études à l’école des Beaux-Arts de Tunis, c’est en Italie et plus précisément à Murano, haut lieu du verre soufflé, que cette femme déterminée poursuit sa formation et reçoit l’enseignement des maîtres verriers vénitiens comme un héritage infiniment précieux. 

Sadika Keskes souffle l’excellence depuis des années. Son talent et son savoir-faire unique lui ont apporté des clients aussi célèbres qu’inattendus : comme le Vatican. En 1998, Sadika Keskes a créé un calice pour le pape Jean-Paul II.  Féministe dans l’âme, elle s’engage également quotidiennement grâce aux activités de son association auprès des femmes et plus particulièrement celles issues d’un milieu rural qui sont selon elle le pilier de la société tunisienne contemporaine post-révolution des printemps Arabes.  

“Souffler le verre c’est créer des objets, c’est souffler la vie et souffler la vie, c’est souffler l’espoir.”

INTERVIEW réalisée par Claire NINI 

 

Quel est votre parcours ? Où avez-vous appris votre métier, votre technique ? 

Ma formation a commencé très jeune, je viens d’un milieu artistique et des métiers d’art. J’ai fait les Beaux-Arts à Tunis. J’ai vu un film “Le Verre a disparu” et c’est ce qui m’a vraiment poussée dans les ateliers de verre à Murano en Italie. A l’époque, entre 1982-1984, il n’y avait pas de femmes dans ces ateliers mais j’ai persisté pour apprendre la technique du soufflage. Au début j’apprenais avec les yeux car je n’avais pas le droit de toucher jusqu’au jour où Italo, le maître qui réalisait une pièce de couleur noire me l’a mise entre les mains. C’était la première fois et c’est un souvenir magnifique. Ce jour-là, ils ont oublié que j’étais une fille, j’étais enfin acceptée et intégrée dans le milieu du verre soufflé. J’ai travaillé ensuite avec beaucoup de maîtres importants : Seguso, Guarisa. C’est devenu ma passion. J’ai travaillé pendant deux ans de façon acharnée la technique auprès de mes maîtres, et puis j’ai décidé de rentrer en Tunisie pour installer un atelier. J’avais appris une technique à Murano mais je voulais maintenant donner la place à ma créativité qui était très forte. 

 

Justement en ouvrant cet atelier en 1984 en Tunisie, vous avez remis au goût du jour la technique du verre soufflé, qui avait été oubliée depuis des siècles, pourquoi ce savoir-faire avait-il disparu ?
Plus rien n’existait en la mémoire de la pratique du verre soufflé. C’est étonnant mais la disparition de ce savoir-faire est liée à l’invasion mongole en Tunisie avec la bataille de Bagdad. Ce n’est pas que le verre qui a disparu, mais bien d’autres métiers qui étaient les reflets de la civilisation qui ont disparu. Cette époque marque le début de la décadence en Orient.  

 

Quelle place à la transmission de votre technique dans votre démarche artistique ?
J’ai toujours formé. Dès le début, dès mon premier atelier en Tunisie en 1984. Aujourd’hui j’ai formé au moins deux cents souffleurs et souffleuses aussi d’ailleurs, même si elles sont moins nombreuses. Aujourd’hui il y a pleins de petits ateliers qui ont ouverts. Ils me font de la concurrence (rires) mais je suis contente… Heureusement je suis très créative, ils essaient de me rattraper mais ce n’est pas évident. 

 

Un souvenir d’enfance dans cette famille artistique ?
J’ai 8 tantes. Elles étaient ce que l’on appelait les dessinatrices. Elles étaient couturières et faisaient des choses magnifiques et elles dessinaient beaucoup ce qu’elles n’avaient pas le temps de coudre. C’étaient des “designers” qui dessinaient pour d’autres couturières. Le fils d’une de mes tantes était un sculpteur célèbre. Je me souviens, j’avais 5 ans, j’ai eu la chance de visiter son atelier à Sfax. C’était un disciple de Rodin. Il y avait avec des sculptures à taille humaine qui représentaient toute la famille dans le patio et dans le jardin que j’ai pu touchées. Enfant, ma mère me racontait des histoires où elle me décrivait ses fioles de toutes les couleurs dans son trousseau de mariée. Cela a beaucoup développé mon imaginaire, j’étais fascinée. Depuis, je n’ai jamais vu les fioles de ma mère, j’ai toujours cherché à les trouver. J’ai collectionné des fioles depuis toujours et tout ce que je crée finalement ce sont les fioles de ma mère. 

 

Quelle est la situation des artistes femmes en Tunisie ? 
Tous les artistes ont une situation difficile homme comme femme. J’ai justement créé mon entreprise pour gagner de l’argent et pouvoir avoir la liberté de créer ce que je veux sans demander des subventions ! 
En Tunisie, il y a beaucoup de créativité et de créateurs : le problème c’est que l’on continue à ramer dans un mouvement qui est pour moi déjà dépassé. L’art ne se situe plus dans ce que l’on fait mais plutôt dans ce que l’on vit. C’est tout le sens de la création du courant artistique “les Emouvants”. C’est un laboratoire de création d’œuvres collectives où l’émotion devient une matière ! 

 

On a choisi pour vous l’adjectif de déterminée, êtes-vous d’accord ? Comment vous définirez-vous ?
Moi je suis révolutionnaire ! La révolution c’est le moteur de la création ! 

 

Parlez-nous du verre, votre matière de prédilection : pourquoi avoir choisi cette matière, qu’est-ce qu’elle vous permet dans votre créativité ?
J’ai touché à beaucoup de matériaux aux Beaux-Arts. J’ai fait de la céramique, de la gravure, de la couture, du design vêtement mais finalement j’ai choisi le verre. Je pense que j’ai toujours été attirée par le feu. Le verre est une matière exceptionnelle, une matière vivante ! Quand on travaille le verre c’est une chorégraphie car c’est une matière qui bouge et qui fait bouger celui qui la travaille. C’est une matière que l’on peut maîtriser à un certain degré mais jamais complètement, avec le verre on est tout le temps en apprentissage ! Une fois que la matière devient un objet, avec la lumière, l’objet est tout le temps différent. D’ailleurs j’adore photographier la lumière. Il y a une subtilité avec le verre et la lumière que l’on ne retrouve avec aucune autre matière. Aucune matière n’absorbe la lumière comme le verre, à l’exception peut-être de l’eau. D’ailleurs, je considère que les œuvres ne sont pas les objets que je fabrique mais mes œuvres sont plutôt les moments et les émotions vécus au contact du beau.  

 

 

En quoi votre talent permet-il de faire connaitre la Tunisie à l’international ? Vous êtes d’ailleurs l’ambassadrice de ce savoir-faire avec notamment un rôle à l’Unesco, pourquoi est-ce important pour vous ?
Selon moi, il faut absolument que les créateurs reprennent leur place pour que nos sociétés accèdent à la transformation. Être à l’Unesco c’est un accélérateur, être influente au plus haut niveau des Nations Unis, c’est un rôle qui fait partie de ma lutte. Mais ce n’est pas évident comme mission, c’est très archaïque et bureaucratique comme fonctionnement. 

 

Pourquoi êtes-vous heureuse de présenter votre travail dans l’exposition Révélations à Paris ?
J’ai participé à la première édition de Révélations. Pour cette édition, je présente une œuvre collective. Nous faisons exactement le contraire du design. Nous créons d’abord et ensuite nous donnons une fonction à l’objet. Pour l’instant nous sommes en train de créer un “banc public” qui sera fait de verre et de métal, mais ça peut aussi bien se transformer en bibliothèque. Ça sera la surprise et j’espère qu’elle sera bonne ! J’ai la trouille !  

 

Quelle est la situation de l’artisanat en Tunisie ?  Vous considérez vous comme une artiste ou un artisan d’art ?
Pour moi, le mot artisan ne devrait pas exister ! Il ne correspond plus à notre époque, c’est presque un mot barbare ! Je préfère me définir en tant que créatrice.  

 

Le titre de l’exposition est “Exceptions d’Afrique”, en quoi votre technique est-elle exceptionnelle ?
Ma technique du verre, est exceptionnelle car elle est très rare en Afrique. Il y a des ateliers de verre en Afrique du Sud, en Egypte, au Maroc et c’est tout sur tout le continent. Dans l’histoire, il y avait des monnaies dans toute l’Afrique réalisées en pâte de verre, mais maintenant le verre est exceptionnel !   

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